Quelques pensées sur la surveillance covidienne

Par Pierre-Olivier Lamarche

Toute position critique vis-à-vis des moyens pris pour lutter contre la pandémie de COVID-19 est vouée à se justifier et faire preuve de modération face au discours complotiste qui n’est jamais bien loin. S’il est relativement facile de tenir un discours critique par rapport au déploiement de la surveillance du terrorisme international, on constate que de faire ce même travail critique au regard de l’utilisation de la surveillance pour contrer la COVID-19 est beaucoup plus ardu; que l’on doit en quelque sorte « marcher sur des œufs ». On pourrait produire l’argument que nous sommes, au Québec, un peu au lendemain de notre « 11 septembre », seulement la liberté que nous sommes prêt.es à sacrifier n’est pas pour les 3000 morts de l’attentat des tours jumelles, mais les 5000 morts dans les CHSLD. À la guerre comme à la guerre…

La nature du combat qui est à mener, pour celles et ceux qui se réclament de la « gauche », est sur deux fronts. D’un côté, nous avons le pouvoir policier qui, en parlant le langage de l’état d’urgence, nous répète sans cesse que s’il étend son regard et son emprise, c’est pour nous préserver d’un danger omniprésent. De l’autre, se perpétue l’injustice d’une gestion néolibérale qui précarise et déshumanise, qui relègue des vies humaines au second rang, tout en promettant à d’autres protection et soin. Dans ce climat tout aussi tendu que complexe, doit-on tenir la ligne dure vis-à-vis du déploiement des dispositifs sécuritaires? Ou bien accepter de faire des sacrifices, aussi temporaires soient-ils, pour lutter contre un virus qui a des répercussions réelles sur tout le monde, mais de manière encore plus prononcée sur ces laissé.es pour compte de notre monde néolibéral? Il n’y a pas de réponse facile. La solution idéale est sans doute révolutionnaire, mais les lendemains qui chantent semblent bien loin, dans l’ombre de 2020.

Cela dit, le problème avec la surveillance qui fait en sorte que s’y opposer est assez complexe, est que nous en ignorons, pour l’essentiel, le fonctionnement. Mis à part les quelques documents rendus disponibles par les gouvernements et les fuites causées par des wistleblowers, nous sommes laissé.es dans le noir quant à son existence et son fonctionnement. Dans le cadre plus précis de la surveillance pour contrer la COVID-19, on se retrouve face à des dispositifs « classiques », qui agissent majoritairement à notre insu. La surveillance prend aussi une forme plus participative, ou plutôt plus consentie. On peut penser simplement à des applications de traçage que l’on choisit de télécharger ou pas. Si des efforts assez importants sont maintenus pour faire en sorte que la surveillance nous donne moins l’impression d’être dans un épisode de « Black Mirror » que d’être en face d’un dispositif de santé publique, il reste que l’un n’est jamais bien loin de l’autre.

Une première étape serait donc de savoir à quoi l’on a affaire. Entre surveillance épidémiologique, contact-tracing, caméras de surveillance, capteurs thermiques, drones, big-data, intelligence artificielle, campagnes massives de dépistage, surveillance des eaux1 usées, on peut facilement s’y perdre . Mener davantage d’études sur ce sujet serait évidemment nécessaire. Cependant, l’objet de ce texte n’est pas de faire cette « liste » et d’élaborer un cadre analytique capable de rendre compte de la réalité de la surveillance post-covidienne, mais plutôt de réfléchir à l’élaboration d’une critique qui s’incarne dans la pratique; autrement dit, des manières concrètes par lesquelles on peut résister à la surveillance.

Dans le champ des études de la surveillance, on fait souvent référence à la résistance en empruntant le champ lexical de l’obscurité ou du « brouillage » (Aïm : 2020). L’idée est assez simple : la surveillance étant essentiellement un problème de visibilité, on oppose à cette volonté de tout voir des pratiques « d’invisibilité » ou de brouillage, qui font en sorte qu’on échappe au regard surveillant. Concrètement, on peut penser à des pratiques telles que le cryptage de ses données, l’usage de VPN (virtual private network) ou de Tor (The Onion Router) pour anonymiser son trafic en ligne, ou encore le simple fait de ne pas utiliser certaines plateformes comme Facebook ou Google.

De l’autre côté, on peut aussi penser la résistance du côté de la « lumière », de la visibilité et de la transparence. Par exemple, il existe des pratiques de contre-surveillance : la surveillance de la surveillance (Aïm : 2020). On peut ici penser au fait de filmer les interventions policières ou de mettre au jour des techniques et technologies de surveillance qui étaient inconnues du grand public, comme a pu le faire Edward Snowden. Ce versant de la résistance est plus ambigu, car si rendre visible la surveillance est certainement important, on constate que cet idéal de transparence est en partie intégré à la surveillance en elle-même. Depuis les « révélations » de Snowden, Manning et autres, on peut voir que les débats entourant la question de la vie privée et de la diffusion des données ont pris une importance considérable et que les géants de la surveillance comme les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) n’ont plus d’autre choix que d’être « transparents » dans leurs pratiques, comme en rendant plus explicites les options de confidentialité. Tout porte à croire que cette transparence est en fait un passage obligé vers un déploiement encore plus large de la surveillance, question d’apaiser les inquiétudes soulevées par les « whistleblowers ».

Comme nous avons pu le voir avec le Patriot Act dans la foulée de la lutte contre le terrorisme à la suite des attentats du 11 septembre 2001, le problème n’est pas tant la surveillance en soi, mais sa justification. Malgré la transparence et une conscientisation de plus en plus grande de la population générale, la surveillance peut être justifiée par un danger imminent comme une menace terroriste ou un virus. C’est ici que la situation propre à la COVID-19 devient problématique, le danger étant bien réel et certaines pratiques de surveillance étant nécessaires pour éviter la propagation du virus. Je pense notamment à la surveillance épidémiologique, qui permet de voir l’évolution du nombre de cas pour orienter les décisions politiques, ou encore le travail humain qui consiste à contacter les gens qui ont pu être en contact direct avec une personne ayant contracté la COVID-19. C’est ici que nous devons faire la part des choses et nous distancier du discours complotiste qui veut « jeter le bébé avec les eaux usées ».

La nuance ne doit cependant pas être synonyme de complaisance. L’histoire récente nous enseigne que les événements « exceptionnels » sont souvent utilisés pour installer une nouvelle norme. Si certains éléments de la surveillance sont nécessaires pour limiter l’impact du virus sur des vies humaines, il faut demeurer vigilant.es. Opposer la nuance « stratégique » à l’intransigeance des complotistes n’est pas non plus synonyme de devenir des larbins de l’État. Il existe une tendance assez importante dans le discours de droite et d’extrême droite qui consiste à identifier la pensée de gauche comme hégémonique dans nos sociétés. Cette lecture qui identifie à tort une pensée libérale comme étant de gauche est sans aucun doute risible. Ces complotistes qui ont « découvert » la résistance lorsqu’on leur a imposé de porter un masque, mais qui sont restés silencieux face au profilage racial, à la surveillance de masse pour lutter contre le terrorisme et qui n’existent que grâce aux plateformes massives de surveillance comme Facebook, n’ont rien à nous apprendre sur le fait de résister.

Lorsque la poussière retombera et que l’état d’urgence sera « levé », nous n’oublierons pas qui est le véritable ennemi. Il n’est pas dans son salon à faire un live sur Facebook, ou à manger des hot-dogs devant le parlement, mais il siège à Wall Street; il détient une compagnie minière qui « représente » le Canada en exploitant et détruisant des terres qui ne lui appartiennent pas; il bombarde avec ses drones des civils dont le seul crime est de prier dans une mosquée; il déporte sans raison des gens qui fuient la guerre et la mort; il ferme les frontières, nous isole les uns des autres et alimente constamment la haine; c’est aussi le même qui a laissé mourir nos aînés dans l’indignité. Cet ennemi est là pour rester et il gagne constamment en puissance.

L’idée n’est pas de proposer un optimisme niais. Le futur semble assez sombre et les désastres risquent de s’enchaîner les uns après les autres. Si la possibilité d’une révolution qui changerait le cours de l’histoire semble difficilement envisageable, nous allons continuer à lutter pour la même raison que nous tolérons les mesures sanitaires. Parce qu’être véritablement « de gauche » signifie accorder de l’importance à la vie et lutter contre ceux et celles qui voudraient l’effacer. Une des tâches qui nous incombe donc, nous qui voulons résister, est de continuer de concevoir le pouvoir pour ce qu’il est, de faire abstraction de ses apparats, de sortir de l’obscurité ce que nos dirigeants voudraient laisser cacher. Non pas en proposant une lecture tronquée et ridicule de la situation, comme peuvent le faire les sympathisants du prophète Q, mais en ayant le courage de la nuance et la lucidité d’un travail rigoureux.

Références


  1. Eh oui, il semblerait que la nouvelle « tendance » soit de tester les eaux usées, pour détecter la présence ou non du virus, dans certains lieux tels que les résidences pour personnes âgées, universités, prisons, etc. (Joh : 2020). ↩︎