La bataille contre les écrans : une expérience familiale vers la libération de nos cerveaux

Par Marie-Ève Marleau

« Les écrans font partie de la vie. Pour le meilleur et pour le pire. Les éliminer de notre vie familiale ou professionnelle n’est quasi plus possible, sauf en se retirant complètement de la vie moderne » (Monzée, 2018).

Le 3 novembre 2020, après avoir lu un article (BBC, 2020), au sujet de la réduction du quotient intellectuel des prochaines générations, selon lequel l’une des causes serait l’avènement de l’ère digitale, j’ai publié sur ma page Facebook : « Prenons-nous en main et éloignons ces écrans de nos enfants. Facile à dire, à comprendre, mais difficile à appliquer. Ça prend beaucoup de courage et de constance! Mais il n’y a pas d’excuses valables pour mettre en danger le développement et l’avenir de nos enfants ». Je venais de m’engager à réduire au minimum le temps d’écran alloué à mes deux enfants de 13 et 9 ans, et à m’obliger à en montrer l’exemple moi-même.

Il y a un an et demi, j’ai quitté la ville de Montréal et j’ai déménagé dans le bois en Estrie avec mes deux enfants, chez mon compagnon. Il m’avait exprimé le projet de faire de son milieu de vie un lieu libre des vices et des dépendances de ce monde : les écrans, le sucre, les drogues, etc. Il désirait que notre milieu soit une oasis de désintoxication des urbain·e·s et de l’adoption de saines habitudes de vie, nécessaires pour un mode de vie réellement écologique. Ces dépendances sont créées dans un monde artificiel où on incite la surconsommation de manière à réduire la désobéissance civile et la contestation du système d’exploitation en place. L’écran divertit de l’essentiel; il donne l’impression de combler bien des besoins et l’illusion d’être en action. Le sociologue Neil Postman décrit ce phénomène comme celui d’un triste monde où l’on s’amuse jusqu’à la mort. « Un monde dans lequel, grâce à un accès constant et débilitant au divertissement [à travers l’écran], nous apprenons à aimer notre servitude » (Postman, 2005).

En respectant mon autonomie de mère et en prenant le temps d’actualiser mes valeurs, avec l’appui de mon compagnon, j’ai peu à peu été convaincue de livrer une « vraie » bataille aux écrans auprès de mes enfants, et ce, en pleine pandémie et période de confinement, alors que les écrans devenaient la continuité de notre accès au monde. Malgré cela, j’ai soudain senti l’urgence d’agir, d’arrêter de « jouer à l’autruche » et de banaliser le fait que mes enfants s’emparaient de mon cellulaire et de mon ordinateur à tout moment. C’est comme si je n’acceptais plus de faire comme tout le monde, de laisser les tentacules de l’écran s’emparer de l’attention, du temps, du corps et de l’esprit de mes enfants et par le fait même du mien.

« L’écran est un miroir déformant, qui réduit la diversité du monde à ce qu’on peut en apercevoir à travers la lucarne que l’on s’est choisie, fenêtre minuscule que les moteurs de recherche, grâce à leurs algorithmes, conspirent à réduire de plus en plus en fonction des demandes antérieures », écrit Patrick Moreau (Moreau, 2020).

Dans mon expérience, l’écran a toujours été une source de conflit familial. Le bruit de fond de la télévision toujours allumée a peu à peu été associé dans mon esprit à une source de pollution auditive et visuelle, qui finalement nous éloignait les un·e·s des autres, et créait une distance avec notre environnement réel. Rivé·e·s sur les écrans, les dialogues entre les membres de la famille s’estompaient et les activités faites ensemble à la maison se faisaient plus rares. Pour retrouver ce contact, il fallait finalement sortir de la maison et s’éloigner de l’écran.

Je me suis rendu compte que l’écran s’imposait dans ma vie, et que pernicieusement il prenait le contrôle sur les désirs, les miens, ceux de mes enfants et de mes proches. Je me suis sentie de plus en plus contrôlée et agressée, par ce désir incontrôlable de naviguer sur les réseaux sociaux et sur le Web et le nombre d’heures passées à le faire. Comment se peut-il que tout ce dont on a besoin ou ce qu’on désire se trouve désormais derrière ces multiples écrans?

La pandémie de la COVID-19 a accéléré la digitalisation de la réalité. L’orientation drastique des vies sociale, familiale, professionnelle et académique vers les plateformes numériques, et ce, encore plus pendant les mois de confinement plus stricts, a généré une rupture avec des points de contact de la réalité et de l’interprétation du monde. En effet, l’exposition aux écrans perturbe le système nerveux et provoque des réactions et des mécanismes physiologiques comme si ce qui se passe derrière l’écran était réel. Par exemple, le jeu vidéo reproduit l’agression sensorielle du « vrai danger », et notre instinct de survie est tout de suite interpellé, et ce même si le danger n’est pas réel : le système nerveux et hormonal met immédiatement l’organisme en état d’alerte, ce que la pédopsychiatre Victoria Dunckley appelle la réaction de combat ou de fuite (fight or flight) (Dunckley, 2020). C’est pourquoi je suis inquiète de la possible confusion entre la « réalité virtuelle » et la « vraie vie », en particulier pour les enfants qui ont besoin d’exercer et de développer tous leurs sens, pour appréhender et interpréter la réalité. Derrière la manette de jeu vidéo, il est possible de réaliser toutes sortes d’exploits sans trop d’efforts physiques et intellectuels. Assis devant l’écran, ce ne sont que les sens visuels et auditifs qui sont sollicités, il manque évidemment tout le sensori-moteur, si important pour le développement des enfants, et pas seulement chez les tout-petits (Desmurget, 2019).

La pandémie exacerbe le phénomène de dépendance aux écrans en accélérant le déploiement de l’Internet des objets, c’est-à-dire l’interconnexion entre l’Internet et des objets, des lieux et des environnements physiques, et à travers l’installation du réseau 5G. Les auteures du Projet accompagnement solidarité Colombie expliquent que « le danger de ce réseau n’a rien à voir avec la propagation du coronavirus, mais avec la dépendance à l’Internet, car il permettra la connectivité de tous les objets qui nous entourent de notre quotidien : nos montres, notre frigo, notre voiture, nos électroménagers, jusqu’aux maisons intelligentes en entier. Bref que tout soit connecté, pour qu’en rentrant chez nous, notre maison nous parle, mette de la musique, allume la lumière, vous propose une recette en fonction de ce qu’il y a dans le frigo, programme le four pour réchauffer le souper… » (Projet Accompagnement Solidarité Colombie, 2020). Est-ce que ces technologies ne facilitent pas trop le quotidien des gens au point où notre autonomie pourrait en être compromise? Le climat de peur alimenté par l’urgence de trouver des solutions à la pandémie, ainsi que le traitement médiatique, contribuent à fabriquer l’acceptation sociale de mesures technologiques imposées qui nous rendent de plus en plus dépendant·e·s.

Relations sociales, apprentissages scolaires, activités culturelles, divertissement, autant de sphères d’activités si importantes chez nos enfants qui, avec le confinement imposé, se vivent maintenant en ligne. La dépendance aux technologies est sans aucun doute en hausse, d’abord chez les adultes, mais aussi chez les enfants. Nous n’arrivons pas encore à en saisir toutes les conséquences, même si plusieurs experts, neuroscientifiques, médecins, pédiatres, sociologues, psychologues, etc. en révèlent les graves dangers.

« Les écrans deviennent le mode quasi exclusif d’accès au monde, le commerce en ligne explose et s’étend aux biens essentiels comme la nourriture, tandis que plusieurs plateformes voient le jour afin de gérer les services (santé, éducation à distance…). Déjà nous commençons à nous habituer à recevoir nos services de santé en ligne et le télétravail est louangé comme étant l’avenir du travail, notamment parce qu’il est prétendument plus écologique. Pourtant, bien que l’aire du numérique évite d’imprimer autant de papier, son apport à la réduction des dommages environnementaux s’arrête là, puisque le visionnement de vidéos en ligne, les téléchargements incessants et les vidéoconférences impliquent des milliers de serveurs, qui dans leur majorité carburent au charbon aux États-Unis. La navigation sur Internet contamine autant que l’industrie aérienne, et les chiffres ne cessent de croître (Griffiths, 2020) » (Projet Accompagnement Solidarité Colombie, 2020)

En effet, la numérisation de nos activités serait aussi polluante que le transport aérien, étant responsable de 4% des émissions de gaz à effet de serre (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, 2021). De plus en plus d’objets sont connectés à Internet de façon quasi permanente et nécessitent beaucoup d’énergie.

Les conséquences de la surutilisation du numérique sont sérieuses, mais souvent banalisées, car on n’arrive pas nécessairement à les associer directement à l’exposition à l’écran. Nos enfants sont notre miroir, nous leur donnons l’exemple. Nous sommes hyperconnectées, sur les réseaux sociaux et via une multiplicité d’écrans. Nos enfants nous voient, les yeux rivés sur notre téléphone, alors qu’ils jouent au parc, qu’ils sont à leur cours de natation, etc. Et maintenant, nombre d’entre eux nous voient à la maison, en télétravail, encore une fois devant nos écrans. Parallèlement, lorsque nos enfants sont devant l’écran, ils ne nous dérangent pas. Avouons-le, l’écran est un bon gardien, mais à quel prix?

Le neurologue Michel Desmurget identifie de graves problématiques découlant de son usage, dont entre autres : la baisse de la quantité et de la qualité des interactions intrafamiliales, qui sont fondamentales pour le développement du langage et des émotions des enfants; une diminution du temps consacré à d’autres activités plus enrichissantes (devoirs, musique, art, lecture, etc.); l’interruption du sommeil, qui est quantitativement raccourci et qualitativement dégradé; la surstimulation de l’attention, qui provoque des troubles de la concentration, de l’apprentissage et de l’impulsivité; la sous-stimulation intellectuelle, qui empêche le cerveau de développer tout son potentiel; et un mode de vie excessivement sédentaire qui, outre le développement du corps, influence la maturation du cerveau (Desmurget, 2019).

Mon expérience personnelle d’éloignement des écrans dans la vie de mes enfants et la mienne, m’a permis de constater les effets opposés, et ce, même en temps de pandémie où il a fallu utiliser l’écran pour maintenir les contacts avec des membres de la famille et des amis, ainsi que pour des apprentissages scolaires et mes activités professionnelles. D’abord, j’ai constaté des effets du sevrage, qui n’ont pas toujours été faciles à gérer. Des crises de colère et de larmes, l’irritabilité, l’ennui et la tristesse ont perduré pendant plusieurs semaines. Pour la pédopsychiatre Victoria Dunckley, les écrans ont des impacts chez les enfants similaires à ceux de stimulants comme la caféine, la cocaïne et les amphétamines et qui provoquent une surexcitation du cerveau, encore en développement, ce qui s’observe dans la perturbation de leurs comportements (Dunckley, 2020). En effet, plusieurs études (Ahuja et Kumari, 2009) corroborent que l’écran peut développer une dépendance, de façon aussi sournoise que l’alcool ou d’autres drogues, et peut avoir des effets dommageables sur le cerveau et déclencher ou aggraver des symptômes s’apparentant à des troubles psychiatriques.

Après avoir persévéré malgré les symptômes difficiles du sevrage, j’ai constaté les effets bénéfiques de l’absence de l’écran chez mes enfants et moi-même. Absence, pas tout à fait, je pratique le télétravail et l’école de mes enfants a adopté l’utilisation des tablettes, des ordinateurs, et des tableaux blancs intelligents (TBI). La pandémie a d’ailleurs donné le coup d’envoi pour la numérisation des apprentissages scolaires dans plusieurs milieux, qui se sont dotés d’appareils électroniques pour les élèves et qui ont adopté l’utilisation de plateformes numériques pour pouvoir faire l’école à distance. Une importance accrue s’est fait sentir pour l’acquisition de compétences en informatique, ainsi que le recours aux « méthodes interactives » à travers les technologies. Le milieu éducatif a cherché les moyens, par souci d’égalité des élèves et avec l’argument du fossé numérique à combattre, de leur donner accès à Internet. L’enseignement en ligne est bel et bien instauré et nous ne cessons d’entendre dans les médias qu’il est là pour rester, même si on y reconnaît déjà bien des limites. Il faudra mettre sur la balance les avantages de l’utilisation de ces technologies versus les effets néfastes des écrans, surtout, surtout chez les plus petits et les populations défavorisées.

Je dois également faire face à la pression sociale, du fort désir d’être et de faire comme tout le monde, qui nous habite mes enfants et moi. Par exemple, les ami·e·s de mes enfants apportent leur appareil électronique à l’école, ipod et cellulaire, et ce, déjà au primaire. Lors de période de récompenses à l’école, on permet d’apporter des objets électroniques ou de jouer à des jeux vidéo en ligne. J’ai lâché prise sur la présence du numérique à l’école, en me concentrant sur l’espace où je pouvais avoir le plus d’impact, soit à la maison.

Parmi les effets positifs du sevrage des écrans, je constate une libération de nos cerveaux. Les enfants sont plus calmes, posés, et surtout moins stressés. L’état d’alerte et la surexcitation produits par l’exposition aux écrans se sont finalement dissipés. Je constate des bienfaits au niveau du sommeil, de la concentration, de la baisse d’irritabilité et des sautes d’humeur. Au niveau des interactions intrafamiliales, nous passons beaucoup plus de temps ensemble, à jouer, à discuter, à rire, à bricoler. Nos rapports sont plus affectueux et notre complicité et notre créativité sont augmentées. Après quelques semaines, j’ai réintroduit un temps d’écran familial, un cinéma-maison le vendredi soir, un film consensuel entre les enfants et les adultes que nous projetons sur un grand écran. Ce moment est devenu une activité spéciale, attendue toute la semaine et qui stimule les efforts scolaires et domestiques à fournir à l’école et à la maison. Pour la famille et les ami·e·s éloigné·e·s, nous avons (re)découvert la correspondance par courrier postal, nous utilisons le téléphone et nous choisissons les moments les plus appropriés, matins de fin de semaine, pour la vidéoconférence afin d’en ressentir moins les impacts, entre autres sur le sommeil et la concentration.

Je sais que la dépendance aux écrans est toujours là, en veille, et que la bataille n’est jamais gagnée. Dès que mes enfants en ont l’occasion, l’orgie du numérique revient au galop et en deux ou trois jours, ils rattrapent tout ce qu’ils auraient manqué. En revenant, à la maison, je constate déjà des effets négatifs sur leur état : cernes, fatigue, irritabilité, sautes d’humeur. Ils me reprochent de ne pas leur permettre d’écrans, mais ce qu’ils ne se rendent pas compte, est tout ce qu’ils manqueraient s’ils étaient connectés comme beaucoup de leurs ami·e·s. Je dois m’armer de patience et de détermination pour persévérer dans cette démarche qui en ces temps de virtualité toujours grandissante et de distanciation sociale provoquée par la pandémie, s’inscrit à contre-courant.

La digitalisation de nos rapports est sans doute là pour rester, mais nous devons trouver de nouvelles façons de lutter contre la violence en ligne, la propagande, les propos haineux qui polluent nos esprits et provoquent une angoisse sans cesse croissante. Une statistique m’a secouée, « après avoir passé plus de 40 heures/semaine devant divers écrans (ce qui veut dire plus de 5 heures par jour!), un enfant nord-américain aura été témoin de 100 000 agressions et 8 000 meurtres avant son 13e anniversaire » (Dubuc, 2015). Devrait-on alors s’étonner d’une hausse croissante de violence dans nos sociétés? Allons-nous continuer de nous laisser séduire par les promesses de ces nouvelles technologies, des réseaux sociaux et d’Internet, qui laissent miroiter un conte de liberté et de pluralité? Quels sont les véritables objectifs de Big Tech, Facebook, Google, Microsoft et Amazon? Ces derniers, devenus plus puissants que les États, sont au cœur du capitalisme numérique. Devrait-on alors se réjouir d’un accès « universel et gratuit », lorsque l’objectif final est le contrôle de nos vie intimes et la modification des comportements sociaux pour le profit et le commerce?

Les gouvernements justifient l’expansion massive de l’utilisation d’outils de surveillance numérique par la pandémie de COVID-19, s’appuyant sur l’argument que ces outils sont nécessaires pour imposer les mesures de distanciation sociale et de contrôle épidémiologique. L’utilisation massive de ces technologies capables de collecter d’énormes quantités de données sur la vie quotidienne des gens, présente un risque pour des droits fondamentaux tels que la vie privée et l’exercice des droits civils et politiques. Tout cela, finalement, m’incite à persévérer malgré les obstacles à livrer la bataille aux écrans.

Références