L'après-pandémie marquera-t-elle un recul pour les droits des femmes? Regard sur le cas de l'avortement

Par Marie-Laurence Raby

Les exemples témoignant de l’aggravation des inégalités sociales dans le contexte de la crise sanitaire actuelle ne cessent de se multiplier. La pandémie de Covid-19 aura certainement mis en exergue différents problèmes socio-politiques et économiques au sein de nos sociétés contemporaines. Les femmes sont particulièrement touchées par la crise, tant parce qu’elles occupent davantage des emplois essentiels en santé et en éducation, que parce qu’elles se retrouvent plus fréquemment en situation de précarité. L’actualité des derniers mois nous a montré toute la violence vécue par celles-ci en temps de Covid-19: augmentation importante des féminicides, conditions de travail inacceptables et pertes d’emploi, détresse psychologique plus présente chez les femmes, et la liste pourrait s’allonger encore. La pandémie a en quelque sorte servi de loupe pour montrer les effets les plus pervers du patriarcat. Les rapports de pouvoir préexistants sont ainsi décuplés et s’offrent à la vue de tous et toutes, mais le système qui permet ces inégalités n’est pas apparu en mars 2020. Les groupes féministes luttent depuis longtemps contre ces mêmes inégalités. Le manque de volonté politique pour enclencher de réelles transformations systémiques visant à réduire les inégalités entre les genres, et ce précédant la pandémie, porte à croire que la sortie de crise sera tout aussi violente pour les femmes que ne l’aura été la crise elle-même. Vraisemblablement, nous connaîtrons un backlash dans plusieurs domaines. Ce texte se veut un rappel des inégalités que nous vivons en tant que femmes ici comme ailleurs, et un appel à la mobilisation pour éviter un recul de nos droits, à partir d’un tour d’horizon de la situation occidentale sur un enjeux précis: l’avortement.

«Dans le monde entier, le contrôle de nos corps est entre les mains des États, du clergé et de tous ceux qui peuvent en tirer profit. Les conditions dans lesquelles nous vivons notre sexualité font l’objet de négociations et de tractations qui se font au-dessus de nos têtes, au gré de la conjoncture économique et politique propre à chaque pays […]» (Dumont et Toupin, 2011, p.506). Cet extrait est tiré d’un texte datant de plus de 40 ans déjà, mais dont le propos résonne encore aujourd’hui. Durant la longue campagne pour l’avortement au Canada (1969-1988), les militantes féministes réclamaient non seulement le droit des femmes à choisir leur avortement - jusque’en 1988, ce sont des comités d’avortement thérapeutique qui décident si une femme peut avorter ou non - mais également que ce service leur soit offert dans des conditions humaines, loin de l’univers froid et surmédicalisé des centres hospitaliers. Le contrôle des femmes sur leur corps est au cœur de cette bataille historique qui fut encore plus longue et ardue que la lutte des femmes pour le droit de vote (Dumont et Toupin, 2011). Ceci en dit long sur le rapport que notre société entretient avec le corps des femmes. Si aujourd’hui, l’avortement n’est plus un acte criminel et est relativement accessible au Québec, peut-on vraiment envisager cette lutte féministe comme étant chose du passé? Je crois que sur les enjeux touchant la liberté des femmes à disposer de leur corps, la prudence est de mise.

Le contexte de crise sanitaire aura certainement invisibilisé certains enjeux et il est plus important que jamais de faire preuve de vigilance face aux inégalités qui traversent nos sociétés. Si les médias québécois ont beaucoup parlé des difficultés à concilier travail et famille pour les femmes durant la pandémie, et que l’actualité récente a tristement braqué les regards sur les féminicides, d’autres problématiques passent davantage sous le radar des médias traditionnels. C’est notamment le cas des enjeux liés à l’avortement. Un bref regard sur la situation internationale permet de présager des temps difficiles pour le droit à l’avortement au Québec et au Canada.

En France, dès le début de la pandémie, plusieurs groupes pour le droit à l’avortement ont dénoncé les politiques publiques extraordinaires ayant pour conséquence de réduire l’accès aux services d’interruption volontaire de grossesse. La fermeture de créneaux en bloc opératoire, la fermeture de plusieurs centres d’IVG médicamenteuse, ainsi que le manque de matériel de protection pour le personnel médical sont tous des facteurs qui affectent l’accessibilité à un service médical pour lequel la donnée «temps» est pourtant centrale. Plus inquiétant encore est la décision politique de ne pas réaménager la loi française sur l’avortement. Le projet de loi déposé par la sénatrice de l’Oise, Laurence Rossignol, visant à faire passer de 11 à 14 semaines le délai pendant lequel une femme peut se faire avorter, pour adapter la loi aux mesures de confinement, a été refusé . Un an plus tard, les françaises attendent toujours cet allongement de deux semaines du délai légal pour avorter, malgré plusieurs tentatives d’aménagement de la loi. Lors de la dernière tentative en février 2021, les nombreux amendements déposés par la droite ont rendu impossible l’examen de la proposition. On refuse ainsi aux femmes des aménagements essentiels en contexte de crise sanitaire, ce qui témoigne de la réticence de l’administration française à garantir aux femmes le contrôle de leur corps.

La France n’est pas le seul pays occidental où l’accessibilité aux avortements est menacée par la crise socio-sanitaire. Le 27 mars 2020, un article du Devoir titrait «Des États profitent de la pandémie pour limiter le droit à l’avortement». Dans cet article, le journaliste Fabien Deglise nous apprend que le gouverneur du Texas a suspendu tous les services d’avortement de son État pour concentrer les ressources à la lutte contre la Covid-19. Tout professionnel de la santé qui contreviendrait à cette suspension des services d’avortement risque jusqu’à 180 jours de prison et 1000$ d’amende. Des mesures similaires ont également été adoptées en Ohio et au Mississippi. Plus récemment, une loi a été adopté en Arkansas interdisant l’avortement même en cas de viol ou d’inceste. Le Texas lui emboîte le pas quelques semaines plus tard. Le but de ces nouvelles législatures est de renverser l’arrêt Roe v. Wade de 1973 légalisant l’avortement au États-Unis. Le mouvement anti-choix attend depuis plusieurs années l’opportunité de renverser cet arrêt de la Cour Suprême, ce qui pourrait bien arriver alors que cette dernière est majoritairement conservatrice depuis le décès de la juge féministe Ruth Bader Ginsburg. Le passage à la présidence américaine de Donald Trump et la pandémie du Covid-19 ont précipité la suspension de ce droit des femmes à disposer de leur corps, un droit qui était déjà affaibli par les attaques constantes des mouvements anti-choix.

Rappelons aussi les restrictions au droit à l’avortement adoptées en Pologne en janvier 2021. Le Tribunal constitutionnel de Varsovie, contrôlé par le parti national-conservateur au pouvoir, a jugé l’avortement pour cause de malformation du fœtus contraire à la Loi Fondamentale polonaise, alors que 98% des avortements du pays sont pratiqués pour cette raison. Il s’agit d’un recul drastique du droit des femmes à contrôler leur corps qui a donné lieu au plus grand mouvement de contestation en Pologne depuis l’époque communiste, sans succès. Les Polonaises doivent alors avorter illégalement ou sortir du pays, une option compliquée par la pandémie de Covid-19.

Les femmes peuvent toutefois compter sur le support de plusieurs organisations internationales, telles que Women Help Women (WHW), pour les aider à obtenir un avortement, malgré l’interdiction dans leur pays. WHW est une organisation regroupant des activistes féministes, conseillères, médecins et chercheuses dans le but de «favoriser l’avortement autogéré, en particulier dans les zones où l’avortement est restreint par la loi, les stigmas sociaux ou le manque d’accès aux soins» (https://consult.womenhelp.org/fr/page/344/les-actions-de-women-help-women-se-centrent-dans-l%E2%80%99acc%C3%A8s-%C3%A0). WHW permet aux femmes vivant dans des pays où l’avortement est inaccessibles (comme la Pologne) ou difficile d’accès (notamment aux États-Unis) d’avoir recours à l’avortement médicamenteux.

Ce rapide survol de la situation de l’avortement dans les pays occidentaux montre une corrélation inquiétante entre la montée de la droite conservatrice, accélérée par le contexte de la pandémie de covid-19, et la restriction du droit à l’avortement. Alors que la croyance populaire veut que l’avortement soit un droit acquis au Canada, sommes-nous vraiment à l’abris de telles dérives?

Notons d’abord que l’accès à l’avortement au Canada est loins d’être uniforme. Le Québec compte à lui seul la moitié des ressources en avortement au pays, alors que certaines provinces ne possèdent qu’un ou deux points de service. Par exemple, le Nouveau-Brunswick est l’une des provinces où il est le plus difficile d’obtenir un avortement, en raison du manque de services. De plus, en décembre dernier, le gouvernement progressiste-conservateur de la province a usé de sa majorité à l’Assemblée législative pour mettre un terme au financement de la clinique 554 de Fredericton, la seule clinique de la province offrant des avortements en dehors des hôpitaux. Selon la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada (https://www.arcc-cdac.ca/le-droit-a-lavortement-et-les-soins-de-sante-pendant-la-pandemie-de-covid-19/?lang=fr), la crise sanitaire pose également de nombreux défis en termes d’accessibilité aux services d’avortement partout au pays. Parmis ceux-ci, on note la fermeture de plusieurs cliniques à cause de la pénurie de personnel médical, l’interruption des services dans certains hôpitaux pour concentrer les ressources pour la gestion de la pandémie, l’impossibilité d’effectuer de longs voyages pour obtenir un avortement et la diminution du territoire couvert par un service en raison des mesures sanitaires. L’organisme anticipe également une pénurie prochaine de Mifegymiso, la pilule abortive.

De plus, force est de constater la vigueur des groupes anti-choix1 au Canada, ceux-ci s’inspirant fortement des stratégies de leurs homologues américains. Ainsi, plusieurs groupes se concentrent sur l’élection de représentants anti-choix aux instances de pouvoir. C’est les cas des groupes Right Now et Campaign Life Coalition. Du côté francophone, on retrouve notamment le groupe Campagne Québec-vie (https://www.cqv.qc.ca), qui cherche la reconnaissance par tous les corps sociaux, dont l’État, de la nécessité du catholicisme et l’adoption de mesures anti-choix. En adoptant une stratégie politique, ces groupes visent une victoire à long terme, c’est-à-dire qu’ils œuvrent à créer la conjoncture politique qui rendra possible le passage d’une loi limitant ou interdisant l’avortement au Canada. Selon le reportage de RAD (https://www.rad.ca/dossier/elections-2019/235/8-25-acces-a-lavortement-au-canada) fait à l’occasion des élections de 2019 le nombre de gens prêts à appuyer une limitation des avortements augmente au Canada. Parallèlement, la montée en popularité des partis politiques conservateurs à l’échelle mondiale laisse penser que Right Now et Campaign Life Coalition pourraient bien faire des gains importants lors du prochain scrutin fédéral. L’exemple américain devrait achever de nous convaincre de l’efficacité des stratégies anti-choix.

Pour ce qui est de l’accès à l’avortement au Québec, la province n’est pas sans compter son lot de difficultés. Dans un rapport publié en novembre 2020 sur l’impact de la pandémie sur les femmes au Québec, on peut lire que des femmes ont éprouvé des difficultés à obtenir un avortement ou un curetage suite à une fausse couche dans le contexte de la pandémie (Bastin, Morel et Torres, 2020). Les mesures sanitaires comme le couvre-feu, le confinement et la limitation des déplacements ont également eu un impact sur l’accès des femmes aux services d’avortement, particulièrement en région où, même en temps normal, ces dernières doivent souvent parcourir des distances relativement importantes pour obtenir ce service. La ville de Québec connaît aussi d’importants enjeux d’accessibilité à l’avortement. Il n’existe qu’un seul point de service pour la région de la Capitale-Nationale, soit la Clinique de planification des naissances du Centre hospitalier de l’Université Laval (CHUL). Les délais pour obtenir un avortement à cet endroit dépassent quatre semaines. Certaines femmes ont préféré avoir recours au Centre de santé des femmes de Trois-Rivières plutôt que d’attendre pour recevoir le service à Québec.

Lors d’un colloque féministe en 2018, une femme ayant travaillé dans des services de planification familiale durant les années 1970 était intervenue pour faire la remarque suivante: «Votre génération n’a aucune idée de la fragilité du droit à l’avortement. Vous prenez ça pour acquis, mais vous allez devoir vous battre encore pour ça dans le futur!». Force est de constater la véracité de ses propos. Rappelons que l’avortement n’a été décriminalisé au Canada qu’en 1988. Durant une partie des années 1970, les femmes devaient aller aux États-Unis pour obtenir un avortement à cause du manque d’accès et des critères restrictifs des avortements thérapeutiques dans les hôpitaux québécois. On ne peut dissocier l’histoire de l’avortement au Canada de celle au États-Unis, la frontière entre ces deux pays étant imminamment perméable, taut aux idées qu’à la circulation des gens. La menace au droit à l’avortement chez nos voisins du Sud devrait donc sonner une clochette d’alarme chez nous. Il serait faux - et dangereux - de continuer de croire à une «exception américaine».

Les enjeux liés à l’avortement précèdent en effet la pandémie de Covid-19, mais la crise aura accentué les problèmes déjà existants. Sans une volonté politique forte d’appuyer les services d’avortement au sortir de la crise - et les services de santé en général - il y a fort à parier que nous connaitrons un recul sur cette question. La présence d’un gouvernement de droite au Québec ne laisse rien présager de bon, le gouvernement caquiste ayant déjà montré que les droits des femmes ne sont pas dans ses priorités. Les exemples de la France, des États-Unis et de la Pologne devraient nous servir d’avertissement, puisque tout indique que le Canada pourrait suivre cette voie - allant de la diminution des services en contexte de crise, à la limitation légale de l’accès, pour aboutir à l’interdiction pur et simple de l’avortement. Bref, nous devons rester vigilant·e·s et cesser de considérer cette question comme étant réglée depuis longtemps. La mobilisation anti-choix, qui n’a pas cessée depuis la décriminalisation, appelle un regain de la mobilisation féministe pour le droit des femmes à disposer de leur corps.

Références:


  1. Je fais référence aux groupes qui se nomment «pro-vie». Le choix de l’appélation anti-choix correspond selon moi davantage à l’idéologie et aux objectifs de ces groupes, puisque l’accessibilité à l’avortement n’a dans les faits rien à voir avec le fait d’être pour ou contre «la vie». ↩︎